Winter Sleep-
Sommeil d’hiver…. De Nuri Bilge Ceylan
On ne choisit pas son berceau et surtout, on ne le quitte pas
par simple décision : les structures mentales et affectives qui y sont attachées
n’ont-elles pas une mobilité restreinte ? Ces limites ne sont-elles pas en droit
d’inspirer la méfiance ? Une « position » peut-elle être individuelle ? Telles
sont les questions que paraît poser le cinéaste Nuri Bilge Ceylan.
En effet, chaque « berceau » est très particulier : il
vous place dans un milieu tout à fait spécifique où le rapport à ses affects, à
son intellect, à son corps, à sa sexualité, à la nourriture, à l’argent, d’une
part, et le rapport aux autres membres du groupe ainsi qu’à ceux qui sont
extérieurs au groupe, sont soigneusement codifiés ;il incombe à chacun de maintenir ces
équilibres qui permettent d’assurer, normalement, sa survie.
Or, parfois, pour différentes raisons, un individu n’arrive pas
à établir l’équilibre et repousse son berceau, aspire à des valeurs autres que
celles de son groupe et projette de s’immiscer sur un autre terrain.
Dans le Film, deux situations illustrent ce problème.
La première situation concerne le rapport de l’homme et de la femme. Nous sommes en présence d’un couple plus que
classique, où la femme est totalement « entretenue » par la fortune de son mari.
Or nous assistons à la tentative de cette femme, Nihal, de quitter sa place, son
statut, son « milieu » en somme, de femme en excluant son mari de ce qu’elle a
entrepris (créer une association récoltant de l’argent pour venir en aide aux
pauvres). Ce dernier réagit violemment : elle ne peut pas affirmer être
« ailleurs » puisqu‘elle habite et organise ses réunions dans « sa » maison ;
elle ne peut pas affirmer être « autre » que « son » épouse puisqu’elle vit, et
réalise ses projets qui lui donnent une raison de vivre, grâce a ses revenus à
lui, aux conditions matérielles (argent, compétences) fournies par ce milieu
qu’elle veut quitter ! Il pointe cette contradiction dans laquelle elle se
trouve et provoque alors chez elle, qui se sent une fois de plus humiliée ou
peut-être aussi privée brusquement de cet espoir d’exister à part entière, une
montée de grande violence. Lui, entrevoit le problème ; il l’aime mais personne
ne « vit » à la place de quelqu’un
d’autre. Il décide de partir. Qu’elle fasse, conclut-il, et il lui fait Don
d’une grosse somme d’argent pour ses œuvres de « Dame Patronnesse », don qu’il
exige être anonyme car il faut qu’elle et ses
pauvres ignorent que c’est lui, son mari, et maître exploiteur, qui les
« sauvent » : le maître ne peut libérer l’esclave.
La deuxième situation concerne le rapport du riche et du pauvre. Elle est
une sorte de rebondissement de la première situation. Nihal, la femme, décide de
donner à la famille exploitée, humiliée, méprisée, vivant dans une extrême
pauvreté, en « main propre », les billets laissés par son mari. Mais l’homme de la famille les refuse et les brûle :
elle, femme de l’intellectuel, femme de l’artiste, femme du riche exploiteur,
qui vit sans travailler, qu’a-t-elle compris de leur « milieu » de miséreux dont
l’argent n’est qu’un élément ? Où sont les conditions de leur autonomie ? Ne
fait-elle pas que rappeler « son pouvoir » et « jouir » de cette position ?
De fait, tous les berceaux, tous les
milieux, tous les
réseaux ne sont pas équivalents ; ils
co-existent dans un rapport de force : certains vivent au détriment de certaines
données (économique ou mentale ou psychologique) d’un autre ; ce, souvent, dans
la plus grande tranquillité d’esprit puisque c’est la logique des faits :
chacun, normalement, doit y retrouver son compte (la femme/ et l’homme ; le
bourgeois/et le prolétaire ; le riche/et le pauvre…etc…). Mais il arrive que le
« compte » n’y soit plus ! D’un côté ou de l’autre.
Par contre, tous ces milieux
sont bien, effectivement, en rapport les uns avec les autres et ce qui bouge
dans l’un peut avoir une répercussion dans l’autre. Œuvrer là où l’on est, comme
on l’entend, a donc toute son importance : le Film se terminera sur le retour du
mari qui ne se voit rien faire d’autre que faire ce qu’il sait le mieux faire :
écrire son « Histoire du Théâtre turc ». Mais que ce soit « son » Histoire n’est
pas rien : toutes leslectures de la
réalité ne sont pas équivalentes et la sienne repose sur ce dont il vient de
comprendre ; mobilité mentale restreinte, peut-être, mais réelle !
A ne pas oublier, car ce n’est pas rien, toutes ces idées dans une œuvre
esthétique magnifiquement réalisée !!!