Atelier  Philo

Atelier du 14 mai 2013 Texte introductif

Le rôle de l’émotion et de la raison dans la recherche de la vérité

Notre réflexion sur le réel a conduit à un questionnement sur la notion de vérité : « Comment le faux peut-il produire le vrai ? » Les deux concepts sont liés, puisque la vérité peut être définie comme adéquation au réel, d’une idée ou d’une représentation. Mais, alors que le réel se suffit à lui-même, la notion de vérité exige de poser un deuxième terme : un sujet qui observe ou pense le réel, pour en extraire des concepts compatibles avec sa définition préalable de la vérité.

La vérité ne se définit pas par une « idée claire et distincte » mais comme un paradigme, où le point de départ, le cheminement et le but demeurent des paramètres. Le point de départ : la vérité ne se limite pas à l’accord entre un sujet et un objet extérieur ; le sujet peut la chercher dans son intériorité, comme sa propre authenticité ; la vérité pratique ne renvoie pas non plus à une réalité préalable, mais à l’action juste et exécutée au bon moment… Le cheminement : le désir ou le motif qui conduisent le sujet dans sa recherche de la vérité sont également variables, selon les traditions. Enfin, le point d’arrivée est lui-même incertain : la vérité peut être recherchée pour elle-même, comme un but à notre portée, ou comme un horizon hors d’atteinte ; dans le deuxième cas, c’est le processus de recherche qui sera valorisé.

Si la vérité est une notion polymorphe et difficile à définir, les philosophies s’accordent au moins en partie sur le rôle des facultés dans la recherche du vrai : les sens, la raison, les passions et l’émotion sont mis en scène, positivement ou négativement, selon qu’ils conduisent ou éloignent de la vérité, ou concourent à sa construction. Parmi les couples possibles (raison-sensation, raison-passion…), cette séance se centrera sur l’interaction entre la raison et l’émotion : la raison comme moyen d’accès à la vérité ; l’émotion comme moteur qui pousse la raison à aller plus loin, à approfondir sa recherche.

La philosophie grecque, dès les Présocratiques, définit la Raison, le Logos, comme un accès privilégié à la vérité : « Ce n’est pas à moi mais au Logos qu’il est sage de prêter l’oreille » (Héraclite). Plutôt qu’un instrument de recherche de la vérité, le Logos est la vérité elle-même, la Raison universelle, qu’il faut apprendre à « écouter » en son for intérieur. L’émotion ne joue ici aucun rôle, car cette méditation n’a pas besoin d’une motivation externe.

Platon met en scène le couple raison-émotion dans la recherche de la vérité, en donnant la meilleure part à la raison et en évaluant en général négativement les émotions/passions. Il nous met en garde contre les passions qui obscurcissent l’âme et l’éloignent de la vérité : la raison est le cocher qui doit guider fermement l’âme, en maîtrisant les chevaux fougueux figurant les passions. Mais l’émotion esthétique ressentie dans la contemplation du cosmos, la régularité des astres, est jugée positivement : ce sentiment du beau est un aiguillon pour la raison, qui l’engage dans sa recherche de la vérité et l’accompagne dans sa progression vers le Bien.

La tradition philosophique a suivi Platon en considérant les passions comme ce qui nous éloigne du vrai, tout en traitant à part l’émotion esthétique qui initie et participe à la recherche de la vérité. L’actualité donne des exemples de lois prises sous le coup de l’émotion, qui confortent la mise en garde platonicienne vis-à-vis des passions. La publicité et une certaine idéologie diffuse vantent une « émotion », une « spontanéité » libérées du contrôle de la raison et de l’analyse critique des faits. Notre monde célèbre cette victoire de « l’opinion » sur la raison, qui conduit l’homme à une soumission à l’instant, à l’immédiat, aux passions.

S’il faut donc prendre au sérieux la menace d’une émotion complètement libérée de la raison critique, celle-ci, à l’inverse, ne semble pas pouvoir s’exercer indépendamment de toute émotion : sauf à s’en tenir à une conception strictement idéaliste, la recherche de la vérité et l’acquisition de toute connaissance, supposent un motif qui permet à la raison de prendre conscience d’un manque et de la nécessité d’aller plus loin. Cette imbrication des facultés, voire la primauté de l’émotion, est affirmée par les sciences cognitives :

Puisque le cerveau est le public obligé du corps, la perception des émotions l’emporte sur les autres processus perceptifs. Et puisqu’elle se développe en premier, elle constitue un cadre de référence pour ce qui se développe ensuite, et par là elle intervient dans tout ce qui se passe dans le cerveau, et notamment dans le domaine des processus cognitifs. Son influence est immense. (A Damasio, L’erreur de Descartes)

Il faut donc redéfinir les conditions d’une bonne interaction entre les deux facultés : quel type d’émotion contribue à la recherche de la vérité ? Faut-il suivre Platon en identifiant l’émotion « utile » avec le sentiment du Beau ? A l’inverse, comment faut-il penser le travail régulateur que la raison critique se doit d’exercer sur l’émotion brute ?

Régis Lécu